2010 Didier Kahn explique la genèse du Comte de Gabalis
Que Montfaucon de Villars, dans le cinquième entretien du Comte de Gabalis, ait récupéré - et outrageusement travesti - l'incident lyonnais des quatre prisonniers décrit par Agobard, est une évidence. Mais on peut se demander où il a trouvé l'idée de remplacer les Magoniens par des sylphes. Un remplacement qui fera son chemin, et qui a toujours cours aujourd'hui.
La source majeure du Comte de Gabalis : l'adaptation de Paracelse
par Blaise de Vigenère La seconde maniere de ces creatures sont les Nymphes, les plus familieres & accostables de toutes les autres ; de nostre stature & grandeur : mais ordinairement presque toutes au sexe feminin, ainsi qu’il a esté dit cy-dessus de Psellus.Les deux premiers membres de phrase se trouvent chez Paracelse, mais non l’idée que presque toutes les nymphes sont des femmes (dont Vigenère emprunte à Psellus la justification physique, exposée plus haut dans son texte). Cette idée, il est vrai, peut se dégager sans peine de leur nom même. Mais lorsqu'on lit chez Montfaucon de Villars : les anciens Sages ont nommé Ondins, ou Nymphes cette espèce de peuples. Ils sont peu de mâles, et les femmes y sont en grand nombre,il faut y voir une parenté directe avec Vigenère. Plus frappante est la description des gnomes. Voici ce qu’en dit Vigenère : Les Gnomes doncques ou Pygmees habitans les concavitez de la terre, de quoy ne s’esloigne pas fort ce que Philostrate en a escrit en leur tableau, sont fort soigneux des minieres des metaux, & des pierreries : si qu’ils en entassent de grands thresors que parfois ils permettent & laschent aux hommesChez Paracelse (Liber de nymphis, Tract. VI), ce sont explicitement les sylphes (Sylvestres 1566-1567-Dorn / Lufftleuten 1589 / Sylphi 1605) qui sont présentés comme gardiens des pierres précieuses (Gesteinen en allemand, traduit chez Dorn par preciosorum lapidum, et en 1605 par gemmas). Quant aux gnomes, Paracelse en dit seulement ceci : Dieu a établi des gardiens de toutes les choses naturelles, parmi lesquelles les gnomes, les pygmées et les vulcains gardent les trésors de la terre, c’est-à-dire les métaux.Or dans Le Comte de Gabalis, voici la définition des gnomes (qui sera reprise par la suite dans tous les dictionnaires) : La terre est remplie presque jusqu’au centre de Gnomes, gens de petite stature, gardiens des trésors, des minières, et des pierreries.On voit clairement ici que Montfaucon de Villars a directement repris la description de Vigenère. Cela ne signifie pas, loin de là, qu’il l'ait suivi en toute chose : Vigenère, se conformant à la préférence affichée par Paracelse, a en effet délaissé le mot « salamandre » au profit de « vulcain », assorti de « pyrauste », qui vient de Pline (Hist. nat., XI, XLII, 36) : « Et la quatriesme est des Pyraustes ou Vulcains, gresles & longuets comme flammes [...].» De même pour le mot « sylphes » (en latin Sylvani, Sylvestres, mais aussi Sylphes, chez Dorn comme chez Palthen en 1605) : Vigenère ne l’emploie pas. Il s’en tient à « Sylvains », qu’il flanque de mots classiques (comme pour « vulcains ») : « Faunes » et « Ægipans ». Ce n’est donc pas à Vigenère, mais bien au texte latin du Liber de nymphis, que Montfaucon de Villars a repris les mots « sylphe » et « salamandre » dont il va faire un si brillant usage. Par contre, lorsqu'on lit dans Le Comte de Gabalis :il s’agit de toute évidence d’une adaptation du texte de Vigenère. Seul Vigenère, en effet, évoque, à partir d’Apulée et surtout de Psellus, la composition « élémentaire » du corps de ce type de démons et d’esprits, dans le texte reproduit ci-après en annexe, au premier paragraphe, puis à la charnière des colonnes 1315-1316, puis à la dernière ligne. Et c’est encore Vigenère qui, citant Hésiode dans le deuxième paragraphe de ce même texte, rappelle qu’il « fait les Nymphes mortelles, bien qu’après de tres-longues revolutions de siecles ». Rien de tout cela ne se trouve chez Paracelse. De même, lorsque dans le Cinquième Entretien le Comte mentionne l’extrême dévotion des esprits élémentaires, il exploite manifestement un détail ajouté par le seul Vigenère au texte du Liber de nymphis. C’est donc à partir de Vigenère, on peut le dire en toute certitude, que l’auteur du Comte de Gabalis a élaboré une partie de sa description des esprits élémentaires. Et c’est grâce à lui qu’il a connu le traité de Paracelse, dont il lui était aisé de retrouver la source, entièrement passée sous silence par Vigenère, à la lecture de Croll — ou du traité Des Satyres brutes de l'abbé d’Aubignac. Il a ensuite su exploiter dans l’édition de Paracelse de 1658 d’autres parties du texte du Liber de nymphis que Vigenère, quant à lui, avait laissées de côté.
SOURCE: Henri Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalis ou entretien sur les sciences secrètes, édition présentée et annotée par Didier Kahn., Honoré Champion, 2010, p. 90-95. Remarques: le livre de Vigenère cite divers auteurs antiques, Apulée, Philostrate, et, à propos des nymphes, Psellos, qui serait plutôt le pseudo Psellos, dont la première édition est parue six ans avant l'ouvrage de Vigenère. Cependant Vigenère suppose, comme Paracelse, quatre espèces d'êtres, alors que sa source en donne six. En fait, la nature et le nombre de ces êtres est variable selon les auteurs. En remarquant, avec Didier Kahn, que les dictionnaires ont repris les affirmations de Montfaucon de Villars quant aux êtres élémentaires, on comprend que notre notion des élémentaux est toute conventionnelle, et qu'en fait, au temps où leur croyance avait cours, personne ne croyait réellement à ces élémentaux là. |
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